il est 3 h de l’après-midi à Phnom Penh. La chaleur est assommante
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Tu prends un tuk tuk et tu demandes au conducteur de t’amener au musée Tuol Sleng (S-21). Tu espères te rafraîchir un peu sur le chemin, mais le vent est chaud. Tu sens la sueur couler sur ton dos. Tu crois fondre. Le trafic est fou : voitures, minibus, motos, tuk tuk, vélos, piétons, circulent dans un désordre absolu. Et ça marche. La ville est hyperactive. Tu entends les klaxons, les intonations de cette langue étrangère, les coups de sifflet, le bruit des moteurs. Tu sens les odeurs des étales de bouffe, des parfums inconnus…
Le tuk tuk te dépose devant l’entrée du musée. Tuol Sleng est un ancien lycée qui a servi pour enfermer, torturer et tuer les victimes des Khmer rouges. Tu lis, « On estime à 15.000 le nombre de personnes détenues ici ». L’endroit est délabré, les murs jaunâtres sont sales, le carrelage jaune et blanc est fissuré de partout. Quelques chauves-souris sont installées dans la cage d’escalier.
Tu parcours les anciennes salles de classe. Là, plus rien ne rappelle les rires innocents des écoliers. La structure rouillée d’un lit repose au milieu de chaque pièce. Tout autour, le vide. Au mur, la photo du cadavre d’un des prisonniers témoigne de ce que les soldats vietnamiens ont vu lorsqu’ils sont arrivés sur le site.
Tu montes au 2ème étage, tu commences à comprendre l’horreur. Là, il n’y a pas de photo sur les murs, juste les lits au milieu de la pièce, et le silence. Au 3ème étage une exposition retrace et explique la montée au pouvoir des Khmers rouges et pose des questions pertinentes sur le rôle joué par la communauté internationale, qui, pendant 15 ans, « n’a rien vu » (et donc, n’a rien fait). Puis cette question : Que faisons-nous aujourd’hui pour éviter que des crimes comme celui-ci ne se reproduisent ?
Le cœur serré, tu continues ta « visite ». L’immeuble adjacent conserve les photos des prisonniers (6.000 environ, les autres sont, à ce jour, manquantes). Tous les prisonniers étaient mesurés et photographiés lorsqu’ils arrivaient au centre. Photographiés avant d’être torturés. Parfois après.
Aujourd’hui, tu peux regarder le visage de chaque victime. Le rez-de-chaussée est une succession de salles desservies par un couloir central.
Tu marches sous le regard de milliers d’enfants, de femmes, d’hommes et des vieillards. Tu marches et tu as envie de te faire toute petite. Tu as envie d’en savoir plus sur eux, sur leur vie. Si ces portraits se trouvaient ailleurs, disons dans une salle d’exposition d’une galerie parisienne, si les gens n’avaient pas autour du cou ce numéro, tu te serais émerveillée face à la beauté des clichés. Ils sont incroyablement bien réussis. Sur le visage on lit rarement la peur. La plupart des prisonniers semblent ignorer ce qui les attend. Le cerveau humain a peut-être du mal à comprendre l’absurdité de l’horreur, jusqu’au moment où il y est confronté. Les regards sont souvent vides, parfois défiants. Ici et là un sourire se dessine, dans les portraits des enfants notamment. Tu ne comprends pas. Ils ont tué des enfants, ils ont tué des bébés. De quoi un homme peut-il avoir peur pour en arriver là ?
Le dernier étage t’explique la construction de la paix et l’importance de conserver ces archives photographiques. Ces photos témoignent de ce qui a sans doute été le dernier moment «d’insouciance» pour certains des prisonniers. «Jusqu’ici tout va bien». « Il y aura un procès, ils vont comprendre que je n’ai rien fait, il doit s’agir d’une erreur…». Après la photo, l’enfer commence.
On t’explique : les archives de Tuol Sleng fournissent des éléments probants cruciaux pour les procès de Khmers rouges et permettent encore aujourd’hui aux familles des victimes de retrouver une trace de leurs ancêtres. «Parfois les gens se mettent à pleurer devant un des portraits. Je leur demande ce qu’il leur arrive, dit le conservateur Chea Sopheara. Ils répondent qu’il s’agit de leur mère et veulent que je leur imprime une copie de la photo.»
Cette archive rend possible un tête-à-tête intemporel. Peut-être qu’à regarder ces visages marqués par l’horreur, on apprend à les reconnaître, à se méfier. Pour ne pas oublier. Pour que ça ne se reproduise pas.
Ana Lenis
http://caos.blogs.liberation.fr/2015/06/08/les-archives-de-lhorreur/